Marcher dans les rues de Paris, découvrir l'art urbain dans les rues emblématiques de ce mouvement mais aussi au détour d'une ruelle encore jamais empruntée auparavant. Se créer une carte mentale de l'art urbain de paris, se déplacer en fonction des probables productions artistiques que l'on découvrir à tel endroit déterminé, tomber dessus ou sur un mur vide. Ne pas savoir quand ça apparaîtra. Revenir, divaguer, découvrir des rues et de nouvelles oeuvres urbaines.
Ce rapport à l'art urbain crée une vision de la ville différente d'une vision utilitariste (transport, lieu de travail, lieu d'approvisionnement etc). Les surréalistes dans les années 20 et les situationnistes dans les années 50 et 60 ont essayé d'analyser et d'expérimenter la ville, notre rapport à elle et son influence sur nous.
On peut invoquer les surréalistes dans le rapport de chacun quand il voit une production d'art urbain dans la rue et les situationnistes dans l'approche mentale et géographique que l'art urbain produit sur notre perception de la ville.
pour les surréalistes, c'est la flânerie, qui provoque des rencontres entre notre inconscient et ce que l'on voit de la ville et crée toute une imagerie propre à chacun.
- Voir l'article sur Franck Hessel, le flâneur de Berlin, par Jean-Michel Palmier : http://stabi02.unblog.fr/2010/09/26/franz-hessel-le-flaneur-de-berlin-13/
- Voir l'article de Véronique FABBRI, «La ville dans les films de Guy Debord», Revue Appareil [En ligne], Numéros, Revue Appareil - n° spécial - 2008 : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=459#tocfrom1n5
pour les situationnistes, c'est la dérive, qui laisse l'individu déambuler dans la ville en fonction des différentes impressions que celle-ci lui renvoit, des lignes directrices que l'urbanisme lui indique et qu'il doit se forcer de combattre. Les ambiances ressenties sont notées sur des carnets puis sur des cartes qui donnent à voir une psycho-géographie d'un quartier, d'une ville. Quand Debord filme l'art dans la ville dans In Girum, il ne met pas l'art dans la ville mais met la ville dans l'art, pour une politisation de l'art.
- Voir la théorie de la dérive, par Guy Debord, publié sur le site de la revue Ressources.org, initialement publié dans Les Lèvres nues, n°9 décembre 1956, et Internationnale Situationniste, n°2, décembre 1958. http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article38
-Voir l'article de Véronique Fabbri, «La ville dans les films de Guy Debord», Revue Appareil [En ligne], Numéros, Revue Appareil - n° spécial - 2008http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=459#tocfrom1n5
Extraits choisis assez longs de l'article de Véronique Fabbri :
[...]
Les moyens proposés par les situationnistes pour réformer notre rapport à l’histoire peuvent alors paraître dérisoires. La pratique de la dérive urbaine, dans les formes qu’elle prend au départ semble étonnamment naïve. Elle me paraît cependant intéressante par la place qu’elle accorde à l’urbanisme et aux transformations urbaines dans l’art. Elle inscrit la question urbaine dans l’art et non l’art dans la ville. En cela elle diffère assez radicalement de la pratique de la flânerie par les surréalistes, et de certaines tentatives des artistes, chorégraphes notamment pour investir la ville.
56Avant de préciser en quoi cette théorie et pratique de la dérive diffère de la flânerie, de la marche et des performances dansées en milieu urbain, il convient de préciser en quoi elle consiste.
57Debord expose cette théorie de la dérive dans le bulletin de l’Internationale situationniste, n°2 de décembre 1958.
« Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. »
58La pratique de la dérive requiert un renoncement aux motifs habituels du déplacement en ville. En revanche, elle ne consiste pas en un déplacement halluciné : elle requiert aussi une connaissance préalable du milieu auquel on se confronte. Cartes et tracés accompagnent la dérive. S’il y a un laisser-aller, il consiste dans l’expérimentation des effets psychologiques des différentes zones traversées. Mais comme expérimentation, ce laisser-aller inscrit les effets ressentis sur une carte précise. Il inscrit sur cette carte des zones d’attraction et de répulsions, une carte des passions qui se pose comme un calque à la surface de la carte initiale. La dérive est une pratique de la rencontre, mais cette rencontre convoque un hasard qui n’est pas le hasard surréaliste. Le hasard surréaliste ne note que les rencontres qui se produisent entre un inconscient singulier et certains événements ou atmosphères rencontrés dans la flânerie. Ici, dans la pratique de la dérive, il s’agit au contraire de sonder la signification anthropologique des façades et des atmosphères. La dérive relève d’une anthropomorphisation du monde urbain. La dérive, écrit Guy Debord, « répondrait plutôt à cette phrase de Marx : “Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout leur parle d’eux-mêmes. Leur paysage est animé” ». La dérive se pratique dans un champ limité, sur un terrain balisé. En général elle part d’un point qui est une habitation, ou un lieu souvent fréquenté. Il s’agit de modifier systématiquement la perception de ce lieu habituel : l’intérêt est alors de percevoir les alentours de ce lieu, d’explorer les bords, ou le hors champ. Il n’est donc pas besoin d’un grand espace ; un quartier habituel suffit. L’extension maximale est Paris et sa banlieue. Du point de vue du temps de la dérive, il n’est fixé que par l’alternance du sommeil et la veille. Si l’intensité de la dérive est suffisante, elle peut se prolonger sur plusieurs jours.
59À cette théorie de la dérive, correspond une pratique de la dérive, minutieusement construite et analysée, dont un compte-rendu
[...] il faut noter que la pratique de la dérive s’inspire à bien des égards et plus précisément qu’on ne croit de la flânerie surréaliste. Si l’on se réfère au paysan de Paris, d’Aragon, on y trouve bien ce mélange de mythe et de rêve qui caractérise les projets situationnistes tels qu’on vient de les présenter. Contrairement à ce que l’on dit en général de la pratique surréaliste de la flânerie, celle-ci ne se limite pas à faire surgir de la ville contemporaine des mythes qui s’en étaient absentés. Elle est aussi une confrontation entre l’urbain et le non-urbain. Le chapitre consacré par Aragon au sentiment de la nature aux buttes Chaumont rejoint l’idée d’une coexistence entre une temporalité archaïque et une temporalité moderne. La différence essentielle vient surtout de ce que la pratique de la dérive est une pratique construite qui vise à situer, le mot n’est pas trop fort, les variations d’atmosphère et les effets de chaque zone. Il n’y a donc pas une simple coexistence d’une temporalité archaïque et d’une temporalité moderne ; mais chacune d’elle renvoie à des pratiques différentes de l’économie. Cette pratique de la dérive est appareillée par un usage de la géographie, des prises de vues aériennes, mais aussi du cinéma, et enfin des textes marxistes, des considérations économiques.
La pratique de la dérive est en ce sens distincte de la flânerie. Elle rejoint les analyses de Benjamin qui montre le caractère suranné de la flânerie : l’homme moderne n’est pas le flâneur, mais celui qui se confronte aux chocs de la rue, homme qui ne reste pas à distance de la foule, suivant son propre rythme, mais s’y perd. C’est par un effort de construction et de réflexion qu’il parvient à se réapproprier une expérience qui d’abord lui échappe. Son expérience de la ville ne peut être qu’appareillée, c’est-à-dire construite après coup. Elle se fonde sur tout appareil qui met à distance l’expérience vécue, et la transforme.
Mais la principale différence entre la pratique de la dérive et les analyses de Benjamin tient à la place qui est respectivement accordée au corps dans l’une l’autre cas, et c’est là que peut s’articuler pour moi la principale critique que j’adresserai au situationnisme en général et à Debord en particulier. Chez Benjamin, la plus grande attention est apportée aux gestes, aux postures, et aux sensations kinesthésiques. Ce qu’il appelle perception distraite est une perception qui ne se focalise pas selon un seul point de vue, mais qui mobilise la mobilité même du corps, la pluralité des sensations et des formes de mémoires qui lui sont associés. Le plus étonnant inversement, chez Debord, c’est que la dérive est conçue avant tout comme une pratique psychologique, et non corporelle. L’idée même de psychogéographie indique que ce qui importe ce sont les modifications perceptives qui sont impliquées d’une zone à l’autre. Pourtant, la dérive suppose la marche. Dans le texte que j’ai cité, les seules références aux postures corporelles sont de nature biologique, elles concernent l’alternance de la veille et du sommeil. Ce que la dérive fait au corps n’est pratiquement jamais envisagé : pourtant, la marche, ou le taxi, la circulation automobile ne concernent pas que la perception, mais aussi l’inconscient corporel. De cette expérience, il n’est pratiquement jamais fait mention. Dans le film In Girum, la danse est filmée de manière ambiguë : elle est soit la danse des sauvages enfantins, soit celle des jeunes dans les boîtes, dans tous les cas elle est à la fois une figure de la dépense spontanée, et une figure du mythe, un phénomène dépourvu de conscience claire.
D’un autre côté, il me semble que Debord va plus loin dans son analyse de la dérive que bien des chorégraphes de la même époque, lorsqu’ils se confrontent au phénomène de l’urbanisation. Debord, comme De Certeau ont influencé des danseurs et chorégraphes comme Yvonne Rainer et Trisha Brown : toutes deux développent des pratiques urbaines de la danse. Mais dans les deux cas, pour ne citer que ceux-là, la ville est un terrain d’expérimentation pour une critique de la scène. La ville est en quelque sorte au service de la danse : sortir de la scène, c’est utiliser la ville comme un terrain propice à d’autres expériences du corps et notamment de la pesanteur ou des structures spatiales. Mais la danse ne produit aucune transformation de l’espace urbain. Beaucoup de pratiques actuelles sont inspirées de ce même souci. Certaines performances axées sur la marche, ont pour but de produire un état de corps ; elles ont rarement pour but de transformer et d’éclairer une perception de la ville. Par exemple, marcher sur une distance de cinq cents mètres pendant plusieurs heures, en composant la durée du mouvement de manière à faire tenir cette marche dans le temps imparti, provoque une concentration sur le mouvement, et annule toute perception de l’espace comme espace urbain.
Inversement, l’intérêt des analyses de Debord, et malgré la critique que je viens d’en faire, consiste à trouver une articulation de l’art au politique qui me paraît décisive. Il ne s’agit plus de déconstruire la scène, de l’ouvrir à la vie. Toutes ces questions sont toujours internes à l’art, et se perdent dans les sortilèges de la déconstruction : à force de déconstruire la scène de l’art, on en prolonge et en amplifie les principes : c’est la ville toute entière qui devient une scène pour l’art. Au contraire, l’idée de Debord est plutôt de faire de la ville une question qui s’inscrit au cœur de l’art, comme la condition de sa politisation : il s’agit d’inscrire la ville dans l’art non l’art dans la ville.. Il y a donc chez Debord une politisation réussie de l’art, qui correspond à l’idée que Benjamin s’en faisait, et qui n’est en rien une esthétisation du politique. En un sens, cette politisation de l’art signifie la perte de son autonomie. Mais cette perte d’autonomie n’est pas une disparition de l’art. L’art n’est pas égal à la vie, il ne s’y confond pas : la perte d’autonomie de l’art ne signifie pas sa dissolution et son indiscernabilité.